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Publié avant la « Lettre ouverte à Bernard Cazeneuve sur la situation à Calais » signée par huit associations nationales de solidarité, un texte de Camille Louis et Étienne Tassin, de l’Appel de Calais, trace d’autres voies que la destruction et la déshumanisation, pour que le jungle devienne ville et que la ville ne devienne pas jungle.

À voir aussi sur la page de l’Appel de Calais une multitude de vidéos et de reportages photos, qui donnent une image et un visage, rendent l’humanité des lieux et des personnes :

https://www.facebook.com/appeldecalais

 

« Calais et Dunkerque, la jungle et la ville

15 févr. 2016

Dans le cadre des actions du collectif des cinéastes, Camille Louis et Etienne Tassin (1) se sont rendus à Calais et Dunkerque. Dans cette lettre ouverte à la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio, ils expliquent pourquoi « en détruisant tout ce qui rend la vie humaine on la rend inhumaine ; et donc détestable. En rendant la vie détestable dans le camp on la rend détestable dans la ville.

À l’attention de Mme la préfète du Pas-de-Calais, Fabienne Buccio

L’argument officiel est qu’il faut diminuer la population du camp en la restreignant à la population logeable dans les conteneurs. Pour cela, on détruit les installations construites par les migrants pour se loger, mais aussi les installations qu’ils ont édifiées pour que leur existence ne soit pas une pure survie animale dans des conditions désastreuses : lieux de culte, lieux de réunion, bibliothèque, école, infirmerie, centres d’informations et d’entraide, etc. Autant de lieux de convivialité qui rendent la vie dans le camp supportable ; ou tout simplement humaine. En détruisant tout ce qui rend la vie humaine on la rend inhumaine ; et donc détestable. En rendant la vie détestable dans le camp on la rend détestable dans la ville. C’est à quoi s’emploient uniquement les pouvoirs publics depuis des années.

Or,

1. On va détruire une école, une infirmerie, une bibliothèque : est-ce ainsi qu’on résout un « problème » ?

Les migrants, avec l’aide d’associations d’entraides et l’appui d’institutions républicaines traditionnelles importantes (La ligue de l’enseignement, la FOL, le soutien de l’inspection académique, etc…), ont édifié des bâtiments en bois pour accueillir une école pour enfant, une école pour adulte avec un service wifi et des ordinateurs, une infirmerie avec un service de gynécologie. Ce centre, nommé « La nouvelle école laïque du chemin de dunes » a été inauguré samedi 6 février 2016 en présence d’un nombre considérable d’enfants et de parents migrants mais aussi de militants, d’associatifs, de voisins… Résultats d’un effort gigantesque de la part de migrants – à commencer par Zimako, demandeur d’asile nigérian en France –, d’un dévouement impressionnant de bénévoles – dont au premier chef Virginie, Nathalie, Olivier … – , d’investissements considérables également de la part des citoyens du Calaisis, ces baraques en bois saines et viables, vont permettre de déployer les éléments d’une socialisation commune entre migrants de nationalités différentes, enfants et adultes confondus. Tout comme ils donnent la possibilité aux personnes extérieures au camp, venant non simplement de Calais ou de France mais d’un peu partout en Europe et dans le monde, de passer du temps avec les habitants de ce que l’on continue de nommer « la Jungle » mais qui, à partir de tels espaces de partages égalitaires, doit être nommé, comme le suggérait Zimako : un forum. Forum, espace commun, espace d’égalité et espace où le soin est accordé non seulement aux enjeux de survie qui sont des plus alarmants dans le camp (une infirmerie a été aménagée en ce sens dans le périmètre de l’école, tout comme des sanitaires un peu moins dégradés…) mais à ceux, tout simplement, du droit à la vie digne. À la vie d’hommes et de femmes qui, ici, témoignent de la réalité catastrophique d’un monde en train de se faire…sans nous.

C’est cette structure où l’on apprend, précisément, à faire ensemble, à penser et à agir ensemble qui, à peine inaugurée, va être détruite puisqu’elle se situe dans la zone sud du camp. Quel argument pourrait, véritablement, justifier cette destruction ? Au nom de quoi décide-t-on de raser et d’évacuer ce qui tient lieu, en réalité, non plus d’une « zone du camp » mais de ce que nous devons défendre comme un espace public et une formidable expérience citoyenne. Au sens fort du terme.

Nous ne comprenons pas que le gouvernement et la préfète ne soient pas conscients de ce qui se joue dans une telle décision et des méfaits à longs termes que cela provoque sur le destin de toutes ces personnes, de tous ces enfants.

2. On expulse sans aucune solution raisonnable de réinstallation : est-ce par une politique de désolation ou de désertification systématique qu’on résout un « problème » ?

Le deuxième argument consiste à prétendre reloger celles et ceux dont on aura détruit les habitations – et qui n’auront pas été séduits par une prise en charge dans les CAO, (les « centres de répit » comme on les nomme!) et autres structures pour demandeurs d’asile éloignées de Calais – dans le camp de conteneurs supposé offrir de meilleures conditions de logement : abris en dur, chauffage, sanitaires, centre de restauration, etc. Pourquoi cet argument est erroné ? Pour plusieurs raisons.

D’une part parce que ces logements en conteneurs de douze personnes ne sont pas adaptés à la population de la jungle : ils sont étroits, n’offrent pas d’espace de vie, interdisent l’intimité, ne conviennent pas aux familles (cellules de 4 à 6 personnes en moyennes), interdisent de cuisiner, bref ne sont en rien des logements ou des habitations. Il s’agit juste d’un parking, au mieux d’un chenil pour humains ! Les migrants préfèrent l’humanité de la jungle à l’inhumanité des cellules.

D’autre part, toute installation personnelle y est interdite, tout aménagement adapté aux besoins proscrit (un Egyptien y résidant y a construit une caisse en bois pour y mettre des chaussures, on la lui fait enlever ?). Aucune personnalisation n’étant autorisée, ces conteneurs restent des conteneurs inhospitaliers bien moins personnels et tout simplement vivables, que les tentes de fortune aussi inconfortables soient-elles.

Enfin, les conditions d’accès à cette zone entièrement grillagée, rappelant les camps de concentration ou les nouveaux parcs à bestiaux, sont très dissuasives : on ne peut entrer qu’en présentant une empreinte scannérisée de la paume de la main qui aux yeux des migrants signifie une identification policière qu’ils redoutent par dessus tout. Car ce dont un tel contrôle est l’empreinte, c’est surtout de la souffrance qui est imposée à chacune et chacun de ne pouvoir se rendre où il le souhaite et d’être tout simplement renvoyé là où il/elle a laissé sa trace (accord de Dublin). Il est donc peu étonnant que personne ne veuille y aller. Précisément parce que ce sont des « personnes », dotés de mémoires et d’affects, et pas des « bestiaux ».

Il est donc vain de prétendre qu’on va loger en conteneurs les migrants dont on va détruire les habitations (et pourtant le gouvernement devrait savoir cela depuis le temps qu’ils détruit des campements avec des promesses de relogement sous des conditions tout simplement inacceptables pour les migrants) ; et il est mensonger d’affirmer que ces conteneurs vont améliorer la situation des migrants. Ils participent au contraire, selon la logique purement technocratique qui a présidé à leur conception et à leur installation, à une déshumanisation bien plus grande que les conditions pourtant très dégradantes de la vie dans le camp.

3. Que va-t-il arriver aux migrants et à leur famille dont on rase les logements et qu’on jette à nouveau dans l’errance ? Est-ce ainsi qu’on résout un « problème » ?

La réaction immédiate du Maire de Grande Synthe a été de crier au secours. Car il est mensonger, le gouvernement et la préfète le savent bien, de faire croire que les migrants expulsés de l’humanité qu’ils se sont donnée eux-mêmes à Calais vont massivement choisir de rejoindre ou les CAO ou les conteneurs : ils vont rejoindre la jungle de Grande Synthe et d’autres campements de fortune de la Région, ils vont se répandre et bientôt se regrouper. C’est humain, on le sait. Pourquoi ne pas entendre ce qui est « humain »  et faire comme si il n’était pas question d’humanité dans cette affaire ? Donne-t-on satisfaction à la Maire de Calais (on carchérise le camp de Calais) en punissant le Maire de Grande Synthe (on lui envoie les indésirables) ? En détruisant une « jungle » au bulldozer, on en fait naître dix ; en supprimant un lieu de vie élaboré malgré le mépris dans lequel on a tenu ses habitants, on contamine une région entière en soulevant la crainte et la haine des bourgeois de Calais et d’alentour. Est-ce une politique ou le renoncement à toute politique ?  Est-ce une mesure d’hospitalité ou le choix réfléchi de cultiver la peur et de jouer sur la terreur ?

4. L’erreur du gouvernement est de plusieurs ordres : mais avant tout il se trompe de « problème ».

a) Il est de croire que l’on peut réduire la population migrante en la renvoyant dans d’autres centres d’hébergement en France (CAO, etc.) : la plupart des migrants reviendront à Calais, ou sur la côte, puisque ce qu’ils désirent c’est passer en Angleterre. Il est inutile de se faire croire qu’on peut enrayer cette dynamique. Des années de police aux frontières, des sommes démesurées allouées à Frontex et à l’ensemble des contrôles migratoires, n’ont pas vu, ne serait-ce qu’un seul jour, les taux de migrations « illégaux » diminuer. On n’arrivera jamais à empêcher des femmes et des hommes d’aller là où ils ont décidé d’aller, à moins tout simplement de les exterminer.

b) Il est de croire qu’on éliminera le « problème » des migrants en expulsant les migrants de la jungle alors que le problème est précisément cette prétention illusoire de les éliminer. Les migrants ne sont plus un problème dès lors qu’ils ne sont plus des « migrants » mais des habitants transitoires d’un monde commun partagé avec les locaux. Plutôt que de détruire la jungle, il convient bien plutôt d’aider les résidents de celle-ci à aménager de manière non seulement viable mais agréable leur lieu de vie, en laissant pour une grande part les migrants édifier leur environnement urbain et en leur apportant le soutien logistique et la voirie nécessaires à une urbanité saine. Cela ne créera aucun appel d’air comme on le dit faussement, mais cela diminuera la différence de statut entre migrants et Calaisiens et éliminera les causes de tensions entre les deux populations. S’il est aujourd’hui raisonnable de laisser en place les conteneurs déjà installés, au moins faudrait-il en varier les apparences et les commodités pour les adapter aux différents usagers, enlever les barrières et le protocole d’accès qui rend le site totalement dissuasif, créer des conditions d’urbanité égales à celles que les migrants se sont données en construisant la ville de la jungle.

c) Il est de croire que les migrants par leur attitude sont la cause des tensions avec les Calaisiens. Les tensions entre migrants et Calaisiens, mis à part l’instrumentalisation criminelle de la xénophobie entretenue par le Front national, Pegida et autres groupuscules manipulés par l’extrême droite, sont dues à une absence totale de communications, de connaissance et donc de compréhension entre les deux populations : les imaginaires nourris de récits d’agressions, largement alimentés par les « fictions » policières et des forces de l’ordre faisant régner la terreur auprès des citadins, bien plus que si ces derniers se mettaient à l’écoute d’autres histoires : celles des vies, des parcours d’études, de métiers, de passions propres à ceux qu’on leur présente comme des sauvages (comme ces « bestiaux » que, s’il arrive à un(e) calaisien(ne) d’heurter avec sa voiture dans la nuit, il faudra, comme les CRS leur en donnent l’indication, laisser là car il est bien connu qu’aussitôt arrêté, le risque du vol, du viol, de l’agression par les migrants est inévitable !), toute cette imagerie est plus que suffisante à entretenir une peur mutuelle et donc à générer des heurts, eux, très réels. Il suffit que les conditions de vie des migrants s’améliorent, que les espaces qu’ils occupent et la vie qu’ils y instaurent témoignent d’eux-même de l’égalité qu’ils entretiennent avec les calaisiens, pour que les existences sans peur, pour ne pas dire « confortables », de ces derniers redeviennent ce qu’elles étaient. Seule l’augmentation de la qualité des conditions des premiers éliminera les violences et les craintes réciproques. Le problème n’est donc pas de faire partir les migrants mais de leur permettre de rester sans dommages ; et la population locale verra ses propres dommages diminuer.

5. La réparation de cette erreur est simple.

– La première chose intelligente que le gouvernement a à faire est d’améliorer les conditions de vie et d’accueils des migrants afin d’améliorer les conditions de vie des Calaisiens. Au lieu de détruire la jungle, l’équiper ; au lieu de faire fuir les migrants, les retenir ; au lieu de les ignorer et de les humilier, les accueillir et les héberger (voir ce que fait la Suède avec un succès considérable), au lieu de les isoler derrière cette zone tampon et ces barrières concentrationnaires, les mêler le plus possible à la population locale et cultiver les réseaux d’entraide et de coopération (proposer des activités aux adultes, prendre en charge les enfants, créer des réseaux d’entraides de femmes …). Ce n’est pas avec des barrières qu’on protégera la perfide Albion de ces nouveaux venus, c’est en les accueillant en France. Et au lieu de transactions occultes et de marchandages inavouables avec la Grande Bretagne, l’Etat français s’honorerait de proposer ici aux migrants le havre qu’ils croient pouvoir trouver de l’autre côté de la Manche. De cette façon, sa politique affichée d’incitation aux demandes d’asile serait réelle et plus efficace.

– La deuxième chose qu’il a à faire est très, très, très simple : faire partir les CRS. Ce qui reviendrait à diviser par cent la conflictualité entre Calaisiens et migrants. Il suffit de comparer Calais et Grande Synthe : un mur de CRS ici et des violences proportionnelles ; trois CRS devant l’entrée de la jungle de Grande Synthe, au centre ville, et pas de tensions, pas de délits ni d’échauffourées. Il faudrait que le gouvernement cesse d’être enfant et comprenne que sa soi-disant solution – exhiber ses CRS – est en réalité le problème.

Soit :

1. Créer une cité – pas une zone mais un lieu d’urbanité –  au lieu d’une jungle, donc établir des relations entre une ville sauvage qui est le monde des migrants et une autre qui est le monde des Calaisiens ; et non pas entretenir les conflits entre une jungle et une ville.

2. Substituer aux forces de l’ordre ces agents de la paix que sont les acteurs solidaires, bénévoles ou associatifs ; les cantonniers, les infirmier.e.s, toutes celles et ceux qui travaillent au bénéfice des services à la personne, des écoles, des centres culturels, des lieux d’activités artistiques, des emplois au service de la municipalité, etc… C’est facile, et il est infiniment moins coûteux de subventionner des services publics dans un milieu urbain que d’entretenir des compagnies de CRS autour d’une jungle.

3. Peut-on suggérer aux autorités municipales, régionales, préfectorales, gouvernementales de  laisser la jungle se constituer en paysage urbain parsemé d’habitations de fortune, certes, mais équipées, et d’inciter les Calaisiens à y venir pour rencontrer ses habitants, partager avec eux des moments, des repas, des activités : tout ce qui se fait déjà en somme !  Avec les multiples bénévoles ou visiteurs qui se rendent dans la jungle car elle est pour eux tous, pour nous tous, une expérience politique dont on ne peut plus se laisser déposséder? Conséquence : une baisse de 90% de l’animosité entre populations.

Il suffit que la jungle devienne ville pour que la ville cesse d’être une jungle.


(1) Camille Louis est dramaturge (co créatrice du collectif kom.post) et philosophe. Elle achève une recherche doctorale, au croisement de ces deux disciplines, qui interroge les conflictualités des « dramaturgies politiques » telles qu’elles s’exposent depuis les nouvelles formes de résistance et de compositions d’alternatives en Europe.

Etienne Tassin, professeur de philosophie politique à l’université Paris Diderot, travaille sur les nouvelles formes de cosmopolitique à partir de la condition migrante.

Ensemble, ils collaborent dans différents programmes de recherche et animent, depuis deux ans, un séminaire commun autour des enjeux cosmopolitiques de l’Europe et prenant cette année pour titre:  L’autre Europe, l’Europe des autres : résistances et migrations

Dans le cadre de ce dernier ils mènent avec leurs étudiants une recherche autour de Calais et sont en train d’élaborer avec d’autres collègues (Michel Agier, Claire Rodier, Eric Fassin, Etienne Balibar…) les moyens d’activer une occupation résistante et partagée avec les migrants. »

 

Cabane juridique légerLa « cabane juridique » ouverte en janvier par l’Appel de Calais dans le secteur sud du bidonville.